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"On ne peut pas faire de décolonisation sans guérison"

Dirke Köpp
5 avril 2023

Interview avec Bonaventure Soh Bejeng Ndikung, directeur de la Maison des cultures du monde à Berlin.

https://p.dw.com/p/4Phpu

Bonaventure Soj Bejeng Ndikung a 46 ans. Il est né au Cameroun, et a suivi des études de biotechnologie. Mais jamais il n'a quitté des yeux sa véritable passion : l'art.

Depuis peu, Bonaventure Ndikung est le directeur et commissaire d'exposition en chef de la Maison des cultures du monde à Berlin, un lieu d'exposition pour les arts contemporains internationaux mais aussi un forum pour les débats de société.

Pour Bonaventure Soh Bejeng Ndikung, l'art est "la forme la plus élevée de la politique" et, en même temps, un "langage universel compris par presque tout le monde". Il répond aux questions de Dirke Köpp.

Interview avec Bonaventure Soh Bejeng Ndikung

DW : La Maison des cultures du monde à Berlin est un lieu d'exposition mais aussi un forum pour des débats portant sur l'actualité. Vous êtes le premier Africain à la tête de cette Maison des cultures du monde, une institution culturelle de grande renommée. Est-ce que, selon vous, cela mérite encore d'être mentionné ou est-ce que l'Allemagne a surmonté les stéréotypes qui auraient pu empêcher une telle nomination par le passé ?

La vérité, c'est que je suis le seul Africain qui est directeur d'une institution pareille en Allemagne. Ça veut dire que ce n'est pas tout à fait normal. Ce n'est pas encore ce qui se passe tous les jours. Il y a toujours la possibilité d'améliorer. On doit continuer à travailler sur ça et dans quelques années, j'espère bien que ce ne sera plus une rareté.

DW : Et est ce que vous pensez que la programmation que vous vous concoctez pour la Maison des cultures du monde en tant qu'Africain, en tant que Camerounais, est différent de celle que prévoirait un directeur allemand ?

Bien sûr ! Parce que le savoir est incorporé. En tant que Camerounais, en tant que quelqu'un qui a grandi à Bamenda, en tant qu'Africain, je porte avec moi des savoirs différents, des philosophies différentes, je parle des langues différentes. Je pense que le programme qu'on va proposer sera en effet différent.

Et surtout, il ne s'agit pas seulement de moi parce que j'ai réussi à former une équipe de presque 15 commissaires d'exposition qui viennent de différents parties du monde, qui vont amener aussi des savoirs différents. Ils viennent de l'Asie, de l'Amérique du Sud, de l'Afrique, des Etats-Unis et de l'Europe. Et ça, ça va influencer bien sûr notre programme.

DW : Vous êtes spécialiste en biotechnologie de formation, mais vous avez commencé quand même tôt à vous intéresser à l'art et à la culture. Il semble que des raisons financières vous ont empêché de devenir historien de l'art tout de suite ?

En tout cas, j'avaia de l'intérêt pour l'art depuis mon enfance. Mais quand je suis venu en Allemagne, c'était clair que je ne pouvais pas faire d'études en l'histoire de l'art – parce  que dans mon contexte, au Cameroun, ce n'est pas quelque chose qui te donne un travail après.

DW : Et comment êtes-vous donc arrivé à l'art ?

Déjà au Cameroun, j'étais très proche des artistes. Cela veut dire que j'ai commencé mes études de l'art quand j'avais peut être 17 ans ou 18 ans, quand je suis parti à Yaoundé pour faire des études. Mais après, à Berlin, après le cours, on avait la possibilité de rencontrer des artistes et ça a commencé comme ça.

Mon père était anthropologue et donc, quand j'étais petit, il y avait pas mal de livres d' écrivains comme Aimé Césaire ou de Walter Rodney ou encore Jomo Kenyatta et beaucoup d’autres publications. Léopold Sédar Senghor surtout ! Donc j'avais une connaissance du discours critique postcolonial déjà depuis mon enfance. 

DW : On vous qualifie parfois de militant intransigeant contre le colonialisme, cela a-t-il à voir avec le fait que votre père était anthropologue ?

Je ne dirais pas que je suis militant de quelle cause que ce soit – car je n’aime pas le mot "militant". Je pense plutôt que je suis plus un avocat des choses que je trouve importantes dans la société.

DW : Quelle est votre position concernant la restitution des œuvres pillées à l'Afrique ?

C'est très clair que j'aimerais bien voir des objets, des sujets africains ou asiatiques, des sujets qui viennent des indigènes des États-Unis ou d’autres parties du monde dans leur contexte. J'aimerais bien voir un monde où les gens sont réunis avec leurs objets sacrés et leur sujets historiques.

DW : Qu'est ce que cela veut dire ?

Cela veut dire que l'histoire coloniale a vraiment créé des destructions, partout dans le monde. Et que les gens ont perdu leur histoire ! "Restitution" veut dire retourner, mais ça veut dire aussi guérir ce qui a été détruit. Je pense qu'on ne peut pas faire une décolonisation sans guérison, sans restitution et sans réparation et sans réhabilitation. C’est pour cela que je m’engage!

Je me répète, ce n’est pas du militantisme. Mais je suis passionné par ca parce qu’on doit prendre notre histoire dans nos mains. Pour avancer dans ce monde qui est tellement déstabilisé, où il y a beaucoup de déséquilibres, il faut qu’on rétablisse une harmonie ! Et mon projet est un projet humaniste pour trouver l’harmonie dans le monde. 

Un manifestant devant le Humboldt-Forum à Berlin, qui réclame avec une pancarte la restitution d'oeuvres ngonnso au Cameroun (septembre 2022)
Un manifestant devant le Humboldt-Forum à Berlin, qui réclame avec une pancarte la restitution d'oeuvres ngonnso au CamerounImage : Sean Gallup/Getty Images

DW : Est-ce que pour vous, la réhabilitation, la guérison passe forcément par aussi des excuses ?

Les excuses, c'est un c'est un point de départ, mais ce n'est pas la finalité. 

Cela veut dire que si on s'excuse, on regarde les blessures qu'on a faites. C’est une reconnaissance de ce qui a été fait. On dit qu'on a blessé les gens, on le voit et on s'excuse. Mais ça ne suffit pas parce que la blessure est toujours là.

DW : Qu'est ce qu'on peut faire pour guérir cette blessure ?

On s’engage dans ce processus de guérison qui veut dire vraiment de rétablir ce qui a été détruit. Et en fait, la restitution – je me permets de me répéter – ce n'est pas seulement le fait de faire rentrer des choses, mais c’est aussi la restitution du savoir et la restitution de la dignité des êtres humains.

L'un des plus grand maux qui ont été infligés dans le contexte de la colonisation, c'est la déshumanisation des êtres humains. Et on doit faire des exercices de ré-humanisation, de rétablir cette humanité qu'on a détruite.

DW : Comment rétablir justement cette dignité très concrètement ?

Très concrètement, il y a plusieurs chemins qu'on peut prendre. D'accepter qu'il n'y a pas un gradient entre les êtres humains et que tous les êtres humains ont le droit d'être ce qu'ils veulent être. Tout le monde a cette dignité d'accepter cela et de faire, des projets qui donnent aux êtres humains de la dignité. Par exemple, si on parle de ce trône du sultan Njoya qui est à Berlin...

DW : Donc du Sultan Njoya du Cameroun... expliquez rapidement s'il vous plaît pour nos auditeurs non-camerounais !

Mandu Yenu, c’est le trône du sultan de Bamoun, le Sultan Nyoya, qui a été pris par les Allemands et au début du XXᵉ siècle et qui est dans le musée Humboldt-Forum à Berlin. 
La question qu'on doit se poser c'est : quel est l'effet psychique sur les êtres qui n'ont pas le trône de leur roi ? Qu'est ce que ça veut dire ? Est-ce que ce n'est pas une forme de déterritorialisation qui se passe ?

Ça veut dire que quelque chose qui est tellement symbolique dans l'histoire d'un peuple, dans la dignité d'un peuple, dans la spiritualité d'un peuple, a été pris et les gens restent sans ça. Je pense que le remettre veut dire aussi restaurer leur dignité. Et cela donne aussi la possibilité que les gens rétablissent ce lien spirituel avec cet objet, ce sujet. [...] 

Prof. Bonaventure Soh Bejeng Ndikung devant le musée qu'il dirige à Berlin, la Haus der Kulturen der Welt, Maison des cultures du monde (mars 2023)
Bonaventure Soh Bejeng Ndikung aimerait que le Cameroun se dote de "centaines de musées"Image : Alexander Steffens

DW : L'autre jour, je lisais dans un article - allemand - sur la Biennale de Bamako : dans une ville où les gens sont surtout préoccupés par l'organisation de leur survie, la plus grande biennale de photographie d'Afrique pourrait être perçue comme l'atterrissage d'un OVNI miraculeux. Cet article sous-entendait que les gens seraient en fait très loin de l'art, pas sensibles à cela et j'aimerais bien connaître votre réaction à ce sujet.

Mais en fait, ce n'est pas vrai ! Si vous êtes parti à Bamako ces derniers mois, vous voyez que les gens vivent leur vie. Il y a des mariages tous les week-ends, il y a des fêtes, il y a des concerts... il y a des choses qui se passent !

C'est vrai que la vie est difficile, mais les gens n'évitent pas à vivre leur vie. Et cette biennale était importante comme possibilité de résilience. Et aussi possibilité de montrer que même si les choses sont aussi difficiles, on continue à vivre. Et la joie est importante ! La joie est une technologie de résistance. On ne peut pas rester dans son coin et penser que c'est la fin de la vie. Non !

L’art existe même dans les guerres, même dans les conditions le plus difficiles. D'ailleurs, les arts les plus importants sont créés dans les moments de difficultés.

Donc moi je pense pas, surtout en tant que commissaire d'exposition, en tant que quelqu'un qui travaille dans le contexte de la culture, je ne pense pas que la culture se fait seulement quand les choses sont belles et bien.

DW : En Afrique de l'Ouest, en ce moment, on assiste à une volonté de s'affranchir des tutelles occidentales et postcoloniales, mais tout en ouvrant la porte à des Etats comme la Russie ou la Chine qui ne sont pas connus comme les plus fervents défenseurs des droits de l'homme...

Les pays occidentaux, les pays de l’Europe de l’Ouest ne sont pas vraiment les plus grands exemples des nations où les droits humains sont protégés. Donc ce discours est malheureusement "short-sighted" [à courte-vue, ndlr]. L’histoire entre l'Afrique et l’Europe n’est pas un exemple de célébration des droits humains. 
Les pays occidentaux ne sont donc pas vraiment dans la position de pouvoir montrer du doigt les autres.

C'est vrai qu'on doit questionner et on doit condamner ce qui se passe en Ukraine. Ce que la Russie fait en Ukraine, c’est déplorable et on doit le condamner à 100 pour cent ! Mais je pense que les pays comme le Mali ou le Burkina Faso ont le droit de travailler avec les nations qu’ils veulent.
Personne ne doit leur dicter quelles relations ils doivent entretenir. Ça, c'est la première chose. 

La deuxième chose, c'est ce que le Premier ministre malien a dit devant la Conférence des Nations Unies... on parle des droits de l'homme comme si c'etait quelque chose qui a été inventé par les Occidentaux. Ce n'est pas le cas. Il a parlé du Kouroukan Fouga qui a été écrit au Mali en 1236. C'est une charte des droits de l’homme. Cela veut dire que les Maliens savent aussi ce que ça veut dire penser aux droits des humains.

Donc on doit sortir de cette posture coloniale de montrer aux gens ce qu'on pense des droits de l’homme. Si on est tellement intéressés aux droits de l’homme, on doit commencer à le montrer. 

Des enfants devant une fontaine agrémentée d'une mosaïque de l'artiste Aser Kash à Douala
Pour Bonventure Ndikung, l'art intéresse les Africains aussi dans leur quotidienImage : DW

Cela veut dire que les droits des travailleurs au Congo par exemple, qui travaillent pour la plupart pour les ressources qui sont utilisées en Europe et aux Etats-Unis ! On doit aussi penser aux droits de ces êtres humains  Donc ça veut dire qu’on doit repenser ce discours et le faire différemment.

DW : Revenons-en à vous et vos rêves. Si je peux le formuler ainsi, vous avez réalisé un premier rêve, probablement, en devenant commissaire d'exposition, en devenant maintenant le directeur de la Maison des cultures du Monde. Quels sont les rêves que vous avez encore ?

(Il rit) C'est une bonne question. Moi je ne sais pas si c'était mes rêves, ça... J’aimerai bien avoir un champ au cameroun où je fais pousser des choses à manger pour mes voisins et pour ma famille. Et surtout aussi avoir un musée au Cameroun où on peut rendre la valeur à cette culture énorme et formidable au Cameroun et en Afrique.

DW : Un autre musée que celui de Foumban ?

Le musée de Foumban a sa place ! Mais le Cameroun est un pays qui est deux fois plus grand que l'Allemagne. Pourquoi ne devrait-on y avoir qu'un seul musée ?

En Allemagne, il y a les centaines de musées, dans un petit pays... Cela veut dire dit qu'on peut avoir aussi des centaines de musées au Cameroun ! Ça veut dire que ce serait un parmi plusieurs musées. 

Je pense que la décolonisation et l'émancipation, surtout, se passent à travers la culture. On doit créer des lieux de culture parce qu'on n'est rien sans notre culture. Il faut qu'on donne la possibilité aux enfants de d'apprécier leur culture et les cultures du monde, mais il faut qu’ils commencent avec leur propre culture.